- MÉDECINE - Morale médicale et bioéthique
- MÉDECINE - Morale médicale et bioéthiqueLa morale médicale s’est, depuis Hippocrate, limitée à l’énoncé de quelques devoirs simples généralement respectés: compassion, dévouement, désintéressement.Les deux révolutions qui, depuis soixante ans, transforment la médecine – la révolution thérapeutique, qui commence en 1937 avec les sulfamides, la révolution biologique qui lui succède avec le concept de pathologie moléculaire, avec le code génétique –, ces deux révolutions ont tout changé.Des problèmes nouveaux de morale sont posés non seulement aux médecins, mais aux sociétés humaines tout entières. Le mot «morale» honorable et ancien paraît désuet, poussiéreux à nos contemporains. D’où le recours au mot «éthique». Une discipline nouvelle est née, la bio-éthique, dont le nom vient du grec par un détour américain.1. Conséquences morales de la révolution thérapeutiqueEssais médicamenteuxSoit une maladie guérie dans la moitié des cas par un médicament A. Arrive un médicament B. On ne sait s’il est égal, supérieur ou inférieur à A. La seule solution, en l’état actuel, est la méthode comparative: la moitié des malades est traitée par A, l’autre moitié par B. Cette méthode est à la fois moralement nécessaire (on ne peut diffuser un médicament sans connaître son efficacité) et nécessairement immorale (le traitement d’un malade n’a pas alors seulement pour objet de l’améliorer, ce qui devrait être une règle absolue, mais aussi de fournir des informations utiles aux malades futurs).Cette méthode des essais médicamenteux comparatifs est responsable de la plupart des succès thérapeutiques de ces dernières années. Elle reste néanmoins critiquable et l’on doit souhaiter l’arrivée de nouvelles méthodologies.Volontaires sainsD’importants progrès de la médecine ont été dus dans le passé à l’héroïsme de médecins, de biologistes, s’offrant comme sujets d’expérience lors d’une tentative neuve thérapeutique ou physiologique. Mais les médecins, les biologistes ne suffisent pas. Ainsi se trouve posée la question des volontaires sains. Avec initialement des abus: «volontaires» désignés parmi les étudiants en mal d’examen, prisonniers espérant une réduction de peine, ou encore volontaires fonctionnaires payés au mois.Ces expériences sur volontaires sains étant dans certains cas indispensables au progrès de la connaissance, et pour améliorer le sort de malades gravement atteints, des règles éthiques ont dû être établies. Le volontaire doit être:– vraiment volontaire, indépendant;– instruit, connaissant l’expérience pratiquée;– exposé à des risques qui doivent rester limités;– couvert par une forte assurance;– désintéressé.Cette dernière vertu n’est pas toujours respectée, le mot «indemnité» se prêtant à de nombreuses interprétations hypocrites.Greffes. Transplantations d’organes, de tissusD’importantes questions éthiques sont liées aux progrès des méthodes de transplantation, de greffes de rein, de moelle osseuse, de cœur, de foie, tant du côté du donneur que du côté du receveur. Si le donneur est mort – et il a fallu réglementer les conditions du prélèvement d’organes –, penser surtout à l’homme, à l’enfant que l’on veut sauver, mais tenir compte aussi des sentiments de ceux qui viennent de perdre un être cher, et avant tout éviter les manœuvres financières sordides acceptées en divers pays. Si le donneur est vivant , par exemple lorsque ce donneur est un enfant, certains pays désignent un avocat de l’enfant donneur, chargé de le représenter. Des questions d’éthique se posent aussi du côté du receveur qui parfois après la greffe s’interroge sur son identité. Une jeune fille leucémique se mourait. Elle est sauvée par la greffe de moelle osseuse de son frère, puis s’interroge: «Désormais, mon cœur envoie dans mes artères le sang de mon frère.» Ce qui était vrai.RegistresL’étude de maladies comme le cancer, dont les causes sont encore mal connues, peut progresser par l’établissement de registres sur lesquels sont consignés tous les événements de la vie d’un malade: habitat, voyages, mœurs, coutumes alimentaires. D’où tension entre d’un côté l’intérêt de la collectivité qui bénéficiera des résultats de telles enquêtes et l’intérêt de l’individu exposé à la divulgation de données fort personnelles.Les progrès de l’informatique devraient un jour permettre de respecter et le secret et l’intérêt collectif. Ce jour n’est pas encore venu.2. Conséquences morales de la révolution biologiqueLa révolution biologique donne dès maintenant – ou va bientôt donner à l’homme – trois pouvoirs, trois maîtrises: la maîtrise de la reproduction, la maîtrise de l’hérédité et celle du système nerveux.Maîtrise de la reproductionContraception . Dans quelques années, selon toute vraisemblance, seront mises au point des méthodes d’immunisation contre la grossesse. Avec de très heureuses conséquences dans le cas d’une jeune femme malade, pour qui la grossesse est temporairement dangereuse: elle sera ainsi prémunie pendant deux ans ou trois ans; après quoi, guérie, elle pourra concevoir normalement. Avec des risques certains lorsqu’un pouvoir politique prétendra, pour des raisons biologiques, racistes, prétendument eugéniques, interdire la grossesse à telle ou telle catégorie de jeunes femmes définies par la couleur de la peau, la forme du visage, etc.Insémination artificielle . La conservation du sperme à basse température a eu de très heureuses conséquences en zootechnique pour l’élevage des animaux domestiques. Elle rend chez l’homme de grands services lorsque le traitement d’une maladie grave risque d’entraîner la stérilité ; le prélèvement du sperme avant le traitement, sa conservation lui permettront plus tard les paternités souhaitées.Elle a été utilisée également avec recours au sperme d’un donneur anonyme dans le traitement des stérilités masculines. Seule une morale très exigeante, telle celle qui a inspiré les travaux des centres français spécialisés, permet ici les applications utiles.Dans certains pays, de nombreux jeunes hommes portent leur sperme au centre appelé bizarrement banque de sperme et se font lier les canaux déférents, les canaux qui portent le sperme. Ils auront toutes les relations sexuelles qu’ils voudront. Trois fois dans leur vie, ils souhaiteront un enfant. Il leur suffira d’aller chercher leur semence à la banque de sperme. Ainsi se présente, sous une forme presque caricaturale, cette dissociation entre l’amour et la fonction de reproduction qui est un des grands événements de notre temps.Fécondation in vitro . La grossesse suppose l’intervention de quatre éléments: le spermatozoïde, l’ovule, les trompes et l’utérus. Les progrès de la biologie permettent des substitutions variées. Les mères porteuses (il vaudrait mieux parler de mères vendeuses ou d’abandon d’enfants avec préméditation) ont retenu l’attention, peut-être trop longtemps. Une dame étant stérile, le sperme de son mari est introduit dans l’utérus d’une autre dame, généralement rétribuée, qui sera la vraie mère ! Cette politique a été condamnée par les tribunaux.De solution beaucoup plus malaisée sont les questions posées par la fécondation in vitro, dans le verre du laboratoire. Cela d’autant plus que le succès aléatoire de la méthode rend nécessaire la préparation de plusieurs embryons. Que faire, une fois la tentative réussie, des embryons qui restent, dits surnuméraires? Les garder pour le même couple, pour une autre grossesse? pour d’autres couples qui en quelque sorte les adopteraient? les utiliser pour la recherche? les tuer? Aucune solution satisfaisante n’a été proposée. Les seules espérances sont liées au progrès des techniques évitant la préparation d’embryons surnuméraires.La gravité des problèmes moraux posés par la stérilité et les méthodes que son traitement inspire pourrait être limitée par le traitement correct des infections de la trompe, si souvent cause de stérilité, d’une part, par le développement des adoptions, particulièrement des enfants abandonnés du Tiers Monde, d’autre part.Maîtrise de l’héréditéDiagnostic des maladies héréditaires pendant la vie intra-utérine . Le diagnostic de nombreuses maladies héréditaires peut être porté pendant les premiers mois de la vie intra-utérine. Il en est ainsi d’une grave maladie de l’hémoglobine, l’anémie méditerranéenne ou thalassémie. Les enfants atteints de thalassémie majeure mènent une vie misérable pendant dix ans, douze ans, au bout desquels ils meurent presque toujours, et après avoir subi de nombreux traitements, de nombreuses hospitalisations qui grèvent lourdement le budget de santé publique des pays concernés, si lourdement qu’il devient difficile de soigner les enfants atteints d’autres maladies curables. Cette situation financière a conduit les autorités de plusieurs pays méditerranéens à recommander le diagnostic in utero et l’interruption de grossesse lorsque la thalassémie majeure était reconnue. Recommandation faite dans des pays très religieux, grecs orthodoxes ou catholiques. Recommandation tragique si l’on songe qu’un traitement fait peu après la naissance – la greffe de moelle osseuse – peut guérir la thalassémie, mais la greffe de moelle osseuse coûte 500 000 francs. Son prix est beaucoup trop élevé pour les économies des pays pauvres concernés.Prédiction des maladies . La découverte, due à Jean Dausset, d’un nouveau système de groupes sanguins, le système HLA, permet d’envisager la prédiction de certaines maladies. Appartenant à tel groupe HLA, l’enfant qui naît est plus prédisposé qu’un autre à être atteint de diabète, de rhumatismes, etc. D’où d’utiles mesures préventives concernant le régime, le climat, qui empêchent l’apparition du diabète, des rhumatismes. Mais d’où aussi de périlleuses conséquences éthiques lorsqu’un employeur exige de connaître le groupe HLA de la personne qu’il s’apprête à engager. De tels abus ont déjà été signalés. Des mesures législatives très fermes ont été demandées qui les interdisent, mais la question posée est complexe. L’inégale fragilité des ouvriers travaillant au contact de subtances toxiques comme le benzène est bien connue. Si un jour un caractère sanguin est responsable de cette fragilité, il serait bon de le connaître et d’affecter l’ouvrier fragile à un poste moins exposé.Génie génétique . On sait depuis une vingtaine d’années transformer le patrimoine génétique d’un être vivant – en l’occurrence le colibacille –, rendre le colibacille résistant à tous les antibiotiques connus, l’obliger à transporter un virus de cancer, le contraindre à fabriquer un médicament utile comme l’insuline.Du colibacille on passe aux animaux, aux mammifères, à l’homme. On voit alors se profiler les images, les menaces du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, la possibilité par manipulations génétiques, par génie génétique, de fabriquer à volonté des artistes, des paysans, des champions de saut en longueur. Face aux dangers certains, il faut offrir de grands bienfaits, l’espoir par génie génétique de limiter la fréquence, la gravité de maladies héréditaires qui atteignent par millions les êtres humains, telle la thalassémie évoquée ci-dessus.Les recherches actuelles s’efforcent d’écarter le danger, de garder les bienfaits. Elles semblent capables d’y parvenir en limitant le changement génétique à un organe, à un tissu, sans transformer tout l’individu.Maîtrise du système nerveuxL’homme est avant tout défini par son système nerveux. Or il devient possible de modifier le fonctionnement du système nerveux. Doublement. D’une part, par les greffes de cellules nerveuses envisagées dans le traitement de certaines maladies graves du cerveau. D’autre part, et surtout, par les substances chimiques, par les médicaments. Une science nouvelle, la psychopharmacologie, a pour objet l’étude de ces médicaments, de leurs effets, de leurs indications. Avec d’un côté l’espoir maintenant raisonnable de traiter efficacement les psychoses, les névroses, responsables de tant de malheurs. Avec d’un autre côté la possibilité donnée à l’homme de changer l’homme, de modifier son esprit, son comportement. Cela individuellement ou collectivement. Le dictateur du futur pourra, par quelques gouttes glissées clandestinement dans l’alimentation, transformer ses sujets, selon les besoins de sa politique, en 60 millions de tigres ou 60 millions de moutons.3. Solutions proposéesLe médecin joue un rôle important; il s’efforce de limiter les difficultés rencontrées, mais ne peut en aucune façon les résoudre seul. Le «consentement éclairé» du malade doit donc toujours être demandé. Mais la gravité de la maladie ne permet pas toujours de le recueillir. La famille de ce malade peut alors être sollicitée – avec les réserves liées aux débats parfois sordides de la comédie bourgeoise.Les résolutions internationales (Nuremberg, Helsinki, Hawaii) ont le triple caractère d’être généreuses, vagues, et souvent non appliquées. Les lois sont parfois utiles mais la rapidité des progrès de la biologie est telle que la loi à peine promulguée est déjà dépassée. «La science va plus vite que l’homme», a dit justement un homme d’État français.Ces difficultés ont, en de nombreux pays, suscité la formation de comités d’éthique chargés d’examiner les nouvelles questions morales posées par les progrès de la science. Ces comités sont très divers:– par la qualité de leurs membres: il paraît souhaitable d’associer aux médecins et aux biologistes des théologiens, des philosophes, des sociologues, des juristes, des représentants des citoyens;– par leur compétence , limitée à la recherche biologique et médicale, étendue à l’ensemble de la biologie et de la médecine;– par leur durée , comités permanents ou comités ad hoc disparaissant lorsque l’examen de la question considérée est terminé;– par leur pouvoir , financier dans certains cas (attribution de crédits de recherche), politique, juridique ou purement moral. Cette dernière formule paraît préférable.Il existe assurément une histoire et une géographie de la bio-éthique. Le premier projet de cathétérisme cardiaque a été rejeté comme contraire à l’éthique vers 1935 par une éminente société savante. Le cathétérisme cardiaque inspire aujourd’hui toute la chirurgie du cœur. Les conséquences de la procréation in vitro ne sont pas envisagées de la même façon en Asie bouddhiste, à Rome ou par des philosophes athées.Mais certaines règles générales ont pu être dégagées par les importants travaux dont, depuis vingt ans, la bio-éthique a été l’objet. C’est d’abord le respect de la personne humaine, les recherches biologiques modernes affirmant, confirmant le caractère unique, irremplaçable de chaque personne. C’est en deuxième lieu le respect de la connaissance. Telle recherche sur l’embryon peut soudain éclairer un domaine obscur du cancer. C’est ensuite le refus du lucre. Trop souvent les appétits financiers ont aggravé des questions dont la solution était relativement simple. C’est enfin la notion que la science est souvent capable de limiter la gravité des questions morales qu’elle a posées. L’histoire du paludisme californien en témoigne:– gravité du paludisme responsable de la mort de nombreux Noirs de Californie;– mise au point d’un médicament, la primaquine, capable de prévenir le paludisme;– succès de la prévention mais apparition d’anémies graves, parfois mortelles, chez 5 à 10 p. 100 des personnes saines recevant le médicament.Tension alors entre deux devoirs. A-t-on le droit, pour protéger 5 p. 100 de la population, de risquer de tuer 5 p. 100 des membres de la même population? Découverte alors de la raison de la fragilité de certaines personnes, à savoir l’absence d’une enzyme de leurs globules rouges. Un test simple permet de dépister cette fragilité. Le progrès de la recherche biochimique a réglé un difficile problème moral.
Encyclopédie Universelle. 2012.